Extraits


Un extrait de « Je ne veux pas être jolie » :

______________________________________________________________________________

- Allo, Jo ?
Ma mère, mon frère, ma sœur m’appellent Jo. Je déteste.
« Jo, viens aider. »
« Jo, attention tu en mets partout. »
« Jo, dis merci. »
Merci ? 
Petite, je préférais courir pour attraper le bus, quitte à le rater et devoir faire du stop, plutôt que ma mère ne vienne me chercher. Elle passait me prendre au collège après son travail, au moins deux fois par semaine, nous habitions loin, en pleine campagne. Elle criait pour ne pas avoir à descendre de voiture :
« Jo, dépêche-toi ! Monte ! »
Je détestais. 

Je m’appelle Georgia. 
Jo, c’est un raccourci pour ne pas flâner en chemin, c’est le dernier des frères Dalton, un boxeur, une peluche, un chien, mais ce n’est pas Georgia. 
Pour aller vite, ma mère m’appelle Jo. Georgia, c’est trop long à dire et il y aurait tant à dire.

- Jo, tu m’entends ? 
Oncle Franck aussi m’appelle Jo. 
- C’est fini. Ça s’est passé à l’hôpital il y a deux heures. 

______________________________________________________________________________


Un extrait de « Un si long chemin jusqu’à moi » :

______________________________________________________________________________

C’est là que tout avait recommencé. 
Impossible d’atterrir ou de décoller à l’aéroport de Roissy.
Dix-huit heures.
Il ne l’a pas remarquée tout de suite.
Elle n’est pas remarquable non plus, avec son visage enfoui derrière ses longs cheveux bruns. Ses yeux bleus, rouges de trop de larmes. Son teint fané par les cigarettes et les verres d’alcool ingurgités ces dernières semaines. Son pull taché de morve et de rimmel. Ses bottes sales de tant de gadoue.

Le corps éteint dans un imperméable noir, le ventre rongé par une bande de rats qui grouillent à l’intérieur, ce ventre qui lui fait si mal.

Depuis quatre mois, Arielle grelottait de tristesse.

Elle est assise sur un de ces bancs en fer gris, international, froid, sans géographie précise. 
Dans le hall, des voyageurs, arrêtés dans leur envol. Un jeune couple s’engueule, leur voyage de noce au Mexique est remis à plus tard. Un guitariste en jean sort sa guitare. Un homme, polo et pull cachemire, s’excuse au téléphone, il ne rentrera pas chez lui ce soir, soulagé, il raccroche et respire. Un groupe de touristes marseillais parlent anglais à un groupe de touristes libanais. Un homme d’affaire, en transit, desserre sa cravate. Une jeune fille blonde regrette son short enfilé trop vite, Bangkok ce n’est pas pour demain. Un asiatique éteint son portable, sa femme remonte ses chaussettes. Un Zimbabwéen, en tongs et Ray Ban, explique à une journaliste que son visa français expirera dans deux heures, et qu’il sera donc officiellement clandestin. Le guitariste gratte deux accords. Un couple de vieux qui en a vu d’autres, se donne la main. Deux petites filles, longues en jambes, jouent à maison magique sous le regard émerveillé de leurs parents qui n’en reviennent pas de tant de grâce. Dans un coin, une femme en fauteuil roulant patiente le temps que la vie s’écoule.
Qu’on soit d’ici ou là peu importe, on est tous en transit.

Arielle attend.

À côté d’elle, Mathieu, son mari, concentré sur ses Derby en cuir marron clair, Anilou Mélèze, c’est la dénomination exacte dans le catalogue. Il ne regrettait vraiment pas son choix d’investir deux fois par an dans une belle paire de chaussures, hors de prix certes, mais indémodable et inusable. Elles sont vraiment impeccables, comme neuves. Le vendeur avait insisté, ne pas mégoter sur le cirage, faire un roulement, ne pas les porter deux jours de suite. Peut-être qu’il devrait les apporter à ressemeler, au bout de huit ans peut-être que ?...  Oui, huit ans. Quelques semaines après avoir rencontré Arielle. Elle l’avait accompagné, et ils avaient choisi le modèle et la couleur ensemble. Il allait toujours dans la même boutique, boulevard des Capucines, le vendeur le reconnaissait ou peut-être faisait-il semblant, mais depuis deux ans, il allait acheter ses chaussures, seul.
Il soupire, regarde les grandes horloges noires suspendues aux murs de l’aéroport.

Dix-huit heures neuf.

Il se lève :

« - Quel bordel ! »
Arielle se déplie, regarde le ciel au loin derrière les grandes baies vitrées, le ciel qui couvre le tarmac d’une ombre gigantesque. 
Elle attend. Non qu’elle refuse de croire, comme certains, qu’en 2010 le trafic aérien puisse être tout à coup bloqué par un volcan islandais, un certain Eyjafjöll, imprononçable et inconnu, non, elle attend qu’un nuage lui dise quelque chose.
Dix-huit heures dix.

« - Mais quel bordel ! Quel bordel ! »

Le portable de Mathieu sonne dans le fond de sa poche. C’est la clinique.

« - Oui Corinne !»
Mathieu est gynécologue obstétricien, une sommité dans le genre.

Il est d’astreinte ce samedi-là, et donc joignable. De toute façon, toujours joignable. Sept jours sur sept. Depuis deux ans, il avait opté pour une relation privilégiée avec ses patientes, et sa réputation s’en était accrue. Toujours joignable, aucune surprise le jour de l’accouchement, il était là quoiqu’il arrive. 
«-  Oui, toujours à l’aéroport, Corinne, tout est bloqué… Faites poser la péridurale, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Tenez-moi au courant ! »

Il raccroche. Se rassied. Le regard noyé dans le fond d’écran de son téléphone portable.

Ce n’était pas possible. Pas possible. Depuis deux ans, il n’avait raté aucun accouchement, et pour celui-là, plus encore que pour les autres il fallait qu’il soit là.

______________________________________________________________________________



© Fabienne Périneau 2023